
L’imposante pièce L’étang — Hommage à Grey Owl (1970), dont voici un détail, est à la fois une pièce maitresse de l’exposition et l’un de ses sujets les plus controversés. (Huile sur toile, 299,5 x 400 cm. Musée des beaux-arts de Montréal, don de la Banque canadienne impériale de commerce. Inv. 2001.184. © Succession Jean Paul Riopelle/SOCAN (2020). Crédit photo : MBAM, Christine Guest)
Une exposition explorant le rapport de Riopelle au Nord et aux peuples autochtones est présentée au Musée des Beaux-Arts de Montréal.
À l’heure des questionnements sur l’appropriation culturelle, les commissaires d’exposition ont redoublé de précautions pour faire dialoguer l’œuvre de l’expressionniste abstrait québécois avec le travail d’artistes autochtones contemporains.
Confinée, ces jours-ci, au Musée des Beaux-Arts de Montréal, l’exposition « Riopelle : À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones », suscite inévitablement des questionnements sur la notion d’appropriation culturelle. Or, l’artiste et sociologue de l’art wendat Guy Sioui Durand, qui signe une section du catalogue d’exposition, met en garde contre des accusations hâtives.
Le seul des auteurs invités à avoir connu l’artiste — hormis évidemment la fille du peintre, Yseult Riopelle, une des commissaires de l’exposition — se souvient d’un bon vivant et d’un conteur. « Un maudit bon gars, […] un grand menteur dans le bon sens du terme », assure-t-il.
Jean-Paul Riopelle (1923–2002) est considéré comme l’un des plus grands peintres canadiens du vingtième siècle. Les toiles de ce signataire du manifeste Refus global et ami des surréalistes se retrouvent dans de nombreuses collections à travers le monde, dont celles du Guggenheim à New York et du Pompidou à Paris. En 2017, sa toile Vent du nord a trouvé preneur à 7,4 millions $.
Dans les années 1950, Riopelle s’est intéressé aux arts et aux cultures des premiers peuples, aux Autochtones à travers les livres, mais c’est dans les années 1970 que cet intérêt s’est accru et s’est étendu au territoire lui-même, avec de nombreux voyages de pêches et de chasses sur ces terres qui forment aujourd’hui le Nunavik et le Nunavut.
« Regarder son œuvre en fonction de l’appropriation culturelle, c’est une entrée négative, considère Guy Sioui Durand. Riopelle, c’est la liberté d’artiste et d’inspiration. Ce n’est pas de l’appropriation. […] C’est un coureur des bois comme les Métis. Riopelle avait cette culture ensauvagée de l’œil, la précision, l’observation […], cette conscience des territoires habités. Et chose très importante, Riopelle avait le sens de l’hospitalité et de l’accueil. »
Là où Riopelle se rapproche davantage de l’appropriation culturelle, selon Guy Sioui Durand, c’est dans la série « Jeux de ficelles », inspirée des Inuits, et dans une série de dessins faite en 1977, où il reproduit des photographies d’œuvres autochtones tirées de livres d’ethnologie ou de catalogues d’exposition.
« C’est une forme d’appropriation, concède la commissaire Andréanne Roy, mais nous la présentons comme une stratégie de dialogue, comme une façon d’avancer l’autre pour le connaitre, une façon qui n’était pas dénoncée à l’époque. » Les livres et les œuvres dont s’est inspiré Riopelle font aussi partie de l’exposition.
Un certain Grey Owl
La présence dans l’exposition d’un « hommage à Grey Owl », datant de 1970, fera très certainement sourciller quand on sait que celui qui fut peut-être « l’Amérindien » le plus célèbre de son époque (1888-1938) était né en Angleterre. L’auteur et trappeur, mari de la prospectrice Mohawk Anahareo, considéré comme précurseur de l’écologisme, demeure un sujet clivant.
« Tu ne rends pas d’hommage à Grey Owl », déplore l’artiste déné Antoine Mountain qui n’a pas vu l’exposition. « Ces gens veulent faire de l’argent en prétendant être Autochtones, poursuit-il. C’est la même chose avec des Blancs qui jouent des Indiens dans des films. Les gens grandissent avec ça en Europe et ils ont une mauvaise idée de ce qu’est être Indien. Ils veulent que tu sois comme les Indiens dans les films, mais nous sommes juste des êtres humains. »
« C’est du réductionnisme intellectuel que de ramener ça à un usurpateur », s’insurge Guy Sioui Durand, qui souligne l’engagement écologique de l’homme et l’attrait de Riopelle pour les personnages hors norme (Rosa Luxembourg, Émile Nelligan). « L’étang - Hommage à Grey Owl (1970) est une peinture fabuleuse, c’est un chef-d’œuvre », s’exclame Sioui Durand, qui rappelle que le hibou était l’animal fétiche du peintre.
« C’est un usurpateur, concède la commissaire Andréanne Roy. Riopelle le savait. Mais c’était une figure qui l’habitait depuis l’enfance. Il avait même assisté à une de ses conférences. »
Une approche du dialogue
Jusqu’ici, l’exposition — ouverte le 1er décembre sur un mode virtuel — a réussi à cheminer sans faire céder la glace mince de l’indignation. Il faut dire que les commissaires Andréanne Roy, Yseult Riopelle et Jacques Des Rochers étaient conscients des risques.
« Ces enjeux [de l’appropriation culturelle] sont inscrits dans tout le parcours de l’exposition, affirme Jacques Des Rochers. […] Nous avons intégré des œuvres majeures d’artistes autochtones contemporains pour établir ce lien avec l’artiste. » On retrouve notamment des œuvres de la plasticienne tlingit Alison Bremner, du sculpteur kwakwaka’wakw Beau Dick et de l’Inuk Luke Akuptangoak, contemporain de Riopelle.
Le commissaire explique qu’une œuvre de Riopelle intitulée Point de rencontre et une autre du plasticien cri Duane Linklater ouvrent le parcours de l’exposition et dialoguent entre elles. Des autochtones ont également participé à la rédaction du catalogue.
Un commissaire autochtone
Les commissaires assurent avoir pensé dès le départ à intégrer un commissaire autochtone
« ll y avait la difficulté des communautés variées et dispersées géographiquement, observe Mme Roy. Nous sommes à la fois dans le monde inuit, sur la côte Ouest et dans l’Est du Canada. Ça aurait pris des expertises multiples. »
Le projet était déjà bien amorcé lorsque la conservatrice de la collection d’art inuit du Musée des Beaux-Arts de Montréal, l’Inuk Lisa Koperqualuk, est entrée en fonction en 2019.
« Si elle avait été là dès le départ, ça aurait été différent », remarque M. Des Rochers. Elle a tout de même présenté des gens aux commissaires, comme l’Inuite Leena Evic, qui rédige un texte dans le catalogue ainsi qu’un spécialiste de l’enregistrement de sons de glaciers.
Une salle est consacrée à une série d’icebergs peinte par Riopelle, qui avait vivement été impressionné par leurs sons, que la commissaire inuite a eu l’idée d’intégrer à l’exposition.
Des tables rondes sur la question de l’appropriation culturelle ont accompagné l’exposition. Guy Sioui Durand travaille, enfin, à monter des capsules sur l’exposition vue par des artistes autochtones de différentes Nations.
On peut visiter virtuellement l’exposition jusqu’au 21 mars 2021. La visite virtuelle est offerte sans frais jusqu’au 11 février. Si la vie reprend son cours normal, l’expo déménagera ensuite au musée Audain Art de Whistler (printemps-été 2021), puis au musée Glenbow de Calgary (automne 2021-hiver 2022).